La propriété intellectuelle des jeux vidéos

La criminalisation des nouvelles pratiques technologiques impactant les industries de culture numérique.



Le texte de Leman-Langlois concernant la criminalisation du partage de fichiers musicaux propose une réflexion intéressante sur le pouvoir détenu par les industries de production artistique pour déterminer quelles pratiques sont criminelles. Dans le texte en question, l’industrie de la musique intervient dans la sphère de la justice pénale pour demander des sanctions pénales contre les pratiques de partage de fichiers entre utilisateurs, pratiques qui nuisent à leur rentabilité. Autrement dit, l’article invite à se questionner sur le processus de criminalisation des comportements : comment les groupes industriels représentant les intérêts de la culture numérique justifient-ils la condamnation des comportements portant atteinte à leurs intérêts ?


Comme le sous-entend l’auteur dans son article, les réflexions de la littérature sur ce sujet criminologico-juridique et les propositions de justice pénale deviennent rapidement obsolètes, car le progrès technologique et l’avènement des nouvelles pratiques numériques sont plus rapides que les législations. En 2024, la question des pratiques de partage de fichiers audio n’est plus d’actualité : les groupes industriels de la musique ont su s’adapter au modèle des plateformes de streaming en proposant des abonnements gratuits incluant de la publicité et des abonnements payants pour plus d’accessibilité utilisateur. La rémunération des artistes et le système de rentabilité ont donc été révisés pour s’adapter aux nouvelles pratiques numériques et non l’inverse : les utilisateurs peuvent continuer de partager et d’écouter de la musique gratuitement et légalement.


Le partage de fichiers mp3 en P2P suscitait déjà des questionnements relatifs à la rémunération des artistes et aux droits de possession des biens culturels numériques. En l'occurrence, si un bien de consommation numérique est produit, et donc possédé originellement par un artiste ou une société, le partage ou l’utilisation libre de ce produit sont-ils criminels ? Depuis 2024, c’est la question de la propriété intellectuelle qui se pose sur les biens de consommation numériques de type jeu vidéo. Est-ce que l’utilisation d'une IA générative inspirée par les biens numériques préexistants constitue une atteinte à ce droit de propriété intellectuelle ? Où se situe la limite du plagiat dans le monde du jeu vidéo ? L’inspiration est-elle criminelle pour la création d’un tel bien de consommation numérique ?


L’enjeu de ce papier est de déplacer le débat initié par Leman-Langlois : là où l’auteur analyse les condamnations des lobbys de la production musicale face au partage de fichiers musicaux, je propose d’analyser les accusations formulées par l’industrie du jeu vidéo face à la génération ou la création sur la base d’un jeu vidéo protégé par la propriété intellectuelle. Il s'agit de comprendre sur quoi se fondent les accusations de cette industrie du jeu vidéo et comment celle-ci joue sur la distinction floue entre inspiration et atteinte à la propriété intellectuelle (sous forme de plagiat par exemple) pour criminaliser les utilisations d’IA générative ou toute autre production sur la base d’un jeu vidéo préexistant. Pour illustrer le travail, le cas pratique du jeu **Palworld** permettra de souligner les lacunes juridiques en termes de protection des biens numériques, mais aussi les absences de définition claire sur ce qu’est l’inspiration et ce qu’est l’atteinte à la propriété intellectuelle. L’intérêt criminologique de cette analyse réside dans la possibilité d’appliquer (ou non) les théories criminologiques à ce phénomène récent qu’est l’utilisation de l’IA pour la génération de contenu culturel numérique. Si les théories criminologiques ne sont pas capables de couvrir le phénomène, existe-t-il une autre lecture pour comprendre les stratégies entreprises par l’industrie du jeu vidéo pour protéger son activité ?


Lorsque l’on s’intéresse à la littérature sur le sujet, il y a trois points de récurrence :

- Les articles identifient quelles activités sont éligibles à la propriété intellectuelle et quelles pratiques sont considérées comme des atteintes à la propriété intellectuelle.

- Quels sont les arguments avancés par l’industrie du jeu vidéo pour criminaliser la création de produits culturels numériques substantiellement similaires à leur production ?

- Quelles sont les techniques de prévention mises en place par l’industrie de production culturelle numérique pour contrer ce qu’elle perçoit comme une nouvelle forme de criminalité ?


**PRÉSENTATION DU CAS D’ÉTUDE**

Palworld est un jeu sorti début 2024 par le studio nippon Pocketpair et a beaucoup fait polémique en raison de ses similarités avec le jeu **Pokémon Arceus** développé par Game Freak, entreprise liée à Nintendo. Plusieurs événements ont suscité l’excitation du public dans la dispute entre ces deux studios :

- La sortie d’un mod créé par un joueur remplaçant les personnages du jeu Palworld par des Pokémon, produits protégés de Nintendo. Cette pratique de manipulation du jeu vidéo n’a pas été initiée par le studio Pocketpair, mais lui a été profitable puisque l’engouement des joueurs s’est accru et les ventes du jeu ont récemment dépassé les 25 millions de joueurs en un mois.

- Les rumeurs autour du créateur du jeu l’accusant, en raison de son intérêt pour les avancées de l’IA, d’avoir eu recours à l’IA pour la génération de contenu inspiré de Nintendo pour son jeu Palworld. L’utilisation de l’IA pose des questions éthiques et invite au débat populaire d’autant plus que les législations sur l’encadrement de l’IA sont encore pauvres. Démenties, les accusations sur l’usage de l’IA sont toutefois difficilement vérifiables, ce qui pose un obstacle technique pour la preuve.


Si les deux sociétés de production de jeux vidéo sont toutes deux basées au Japon, l’une est reconnue pour détenir une puissance mondiale dans le domaine de la production de biens culturels numériques. Les deux sont donc dépendantes du système de justice pénale du Japon, mais Nintendo est en capacité d’investir des autorités de protection au niveau international étant donné que les ventes des biens ont lieu partout dans le monde. La criminalisation d’une pratique abusive dans la production du jeu vidéo pose deux défis : celui de l’extraterritorialité (le jeu est vendu outre-Japon) et de l’immatérialité (manque de preuve matérielle et de définition des limites à l’inspiration).


Dans ce contexte, deux problématiques se posent : l’une concernant la responsabilité de la modification du jeu Palworld pour y inclure les propriétés de Nintendo (à savoir les Pokémon) : à qui attribue-t-on la sanction : au créateur du mod ou au studio Pocketpair ? Deuxièmement, si le mod a été interdit rapidement par Nintendo au moyen du Digital Millennium Copyright Act (DMCA), reste la question des limites à l’inspiration pour la création de nouveaux biens culturels de consommation numérique. En effet, en s'attardant sur la tradition de création de Pocketpair, le studio semble s’inspirer allègrement des mécanismes de jeu des jeux les plus populaires de Nintendo (comme le jeu **Craftopia** similaire à **Zelda : Tears of the Kingdom**).


**LÉGISLATION PÉNALE**

Quelles sont les bornes à la propriété intellectuelle ? « Selon l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, la propriété intellectuelle (PI) désigne les inventions, les œuvres littéraires et artistiques, les dessins et emblèmes ainsi que les noms et images utilisés en affaire. » Cette définition, large, ne mentionne pas la notion de similarité, ce qui signifie que les possibilités d’invocation du pouvoir pénal sont limitées aux cas où des objets sous licence sont présents de manière identique dans des jeux non produits par le studio d’origine de ces produits. De ce fait, pour le cas étudié, Nintendo s’est trouvé incapable de soutenir sa cause au pénal, car son contenu sous licence protégé par la propriété intellectuelle n’est pas mélangé au contenu produit par Pocketpair. A contrario, lorsqu’en mars 2020 Sony sort son jeu **Dreams** illustrant Mario, Nintendo a réussi à interdire la diffusion du jeu.


Le flou ne touche pas uniquement le monde juridique lorsqu’il s’agit d’effectuer un travail de définition des limites de l’inspiration ; il existe également dans les technologies : on ne sait pas quelles sont les données utilisées comme support pour la génération via l’IA de contenu de jeu vidéo, comme c’est le cas pour la génération de modifications, la création de jeux inspirés d'une autre licence, la copie de mécanismes de jeu. L’IA est accessible aux joueurs qui peuvent aliéner à leur guise un jeu vidéo. Dans ce cas, doit-on faire la distinction entre « ownership » et « usership » ? 


Plus loin que la simple modification, faut-il donner un droit d’auteur aux créations de l’IA, créations qui génèrent du contenu rentable pour celui qui la publie et non pour celui qui l’a produite ? Face à ce flou juridique sur la criminalisation de ces pratiques, les industries de production de biens culturels numériques sont placées dans une arène de production culturelle très libéralisée où les free-riders sont gagnants (cf. **Pirate Cinema** de C. Doctorow).


Dans la législation canadienne, la violation directe de la propriété intellectuelle s’observe lorsqu’une personne effectue une pratique que seul le titulaire du droit a le droit de faire. Les droits étant :

- Distribuer en premier une œuvre non publiée et faire des copies de celle-ci (ou d'une partie importante de celle-ci) et la rendre publique.

- Reproduire l'œuvre sous une forme matérielle quelconque (par exemple, en faire une version plus courte, la traduire ou l'adapter).

- Interpréter l'œuvre en public.

- Communiquer l'œuvre au public par télécommunication.

- Exposer une œuvre artistique en public.


**LES ARGUMENTS INCRIMINANTS**

Comme les arguments criminalisent le partage de fichiers musicaux, la pratique d’inspiration est criminalisée en fondant l’accusation sur la moralité de l’acte et son impact sur les revenus de la diffusion du jeu vidéo. Ce processus de criminalisation repose sur la stratégie de redéfinition d’un acte comme immoral ou déviant afin de le constituer in fine comme acte criminel.


En dépit du fait que Nintendo ne dispose pas de preuve incontestable du crime, n’ayant pas la capacité de prouver que les similarités dans le jeu Palworld soient de « substantielles similarités » abusives atteignant son droit à la propriété intellectuelle, l’opinion publique n’a pas hésité à criminaliser ces pratiques. Si une société juge une pratique comme condamnable au pénal, n’est-ce pas le signe que cette pratique désignée comme déviante doit être analysée à la lumière d'un jugement pénal ? S’il est courant que des industries parviennent à faire pression pour la criminalisation de pratiques, la population, en tant qu’acteur de la vie juridique, aurait tout aussi droit de pression sur les décisions pénales comme l’entend l’existence théorique d’un tribunal populaire ; concept présent dans l’idée de souveraineté populaire évoqué dans le Contrat social de Rousseau.


**RÉPONSES DE L’INDUSTRIE**

Afin de satisfaire une volonté de criminalisation, non assouvie par la justice pénale, les industries de production de biens culturels numériques mettent en place des stratégies pour parvenir à faire de ces pratiques un crime :

- **La réponse pénale** : le dépôt de plainte comme ce fut le cas pour Ubisoft contre Apple et Google.

- **La réponse informationnelle** : c’est une stratégie permettant au studio de laisser l’opinion publique juger de ce qui devrait être légal ou non. Cette stratégie peut aboutir à la dégradation de l’image d’un studio de jeu vidéo, comme ce fut le cas au moment de la sortie du mod Pokémon de Palworld. En outre, cette réponse joue sur la moralité d’utilisation de l’IA et d’inspiration d’autres biens culturels ; c’est aussi communiquer et accuser le manque de législation pour protéger ses activités de production. Cette position soutient qu’il faut criminaliser l’usage de l’IA puisque celle-ci s’avère être dangereuse pour l’emploi, l’économie et la place de l’Homme.

- **La réponse technologique** renvoie à l’utilisation d'outils afin de protéger en amont les biens produits pour qu’ils ne contribuent pas à de futures générations d’autres biens culturels par l’IA. C’est ce que proposent les filtres anti-IA (comme le projet Glaze), appliqués sur les pixels de la création numérique. Ils sont invisibles à l’œil humain mais perturbent la génération inspirée de l’IA.


Selon le sociologue et criminologue Gabriel Tarde, il est vain de criminaliser les pratiques d’imitation de biens culturels étant donné que l’imitation est un phénomène inhérent au comportement humain : elle est une preuve de notre sociabilité. C’est pourquoi les utilisateurs sur les réseaux sociaux copient et partagent les mêmes tendances (cf. les tendances sur TikTok), produisent des séries utilisant des codes du divertissement appréciés et validés par la société de consommation. Avec les avancées technologiques, cette imitation devient de plus en plus facile, que ce soit pendant le processus de copie (usage de l’IA, copié-collé, récupération du code source), ou de diffusion (réseau social).


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  • Davis, L. (2012). Pirate Cinema by C. Doctorow. The Deakin Review of Children’s Literature, 2(3). https://doi.org/10.20361/g2259d
  • Leman‐Langlois, S. (2004). Theft in the information age: Music, technology, crime, and claims-making. Knowledge, Technology & Policy, 17(3–4), 140–163. https://doi.org/10.1007/s12130-004-1008-1
  • Piquero, N. L. (2005). Causes and prevention of intellectual property crime. Trends in Organized Crime, 8(4), 40-61.
  • Tarde, G. (1890). Les lois de l'imitation. Paris: Félix Alcan.

Sources internet 



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